Réquisitoire contre René Barjavel
9 décembre 1982
Françaises, Français,
Belges, Belges,
Morvandelles, morvandaux,
Mortadelles, mortandeaux, barjavelles, barjavots,
Mon président mon chien,
Maître ou ne pas mettre,
Public chéri, mon amour.
Bonjour ma colère, salut ma hargne, et mon courroux... coucou.
Avant de justifier mes appointements en accablant sans pitié ce septuagénaire qui ne m'a rien fait, je voudrais rappeler à la cour que la présence cette semaine de monsieur Barjavel dans ce tribunal n'est pas l'effet du hasard, puisque cette semaine est la semaine des Vieux. Pourquoi pas l'année des Vieux, direz-vous, eh bien, parce qu'une année, à cet âge-là, c'est long. Afin de vous rendre hommage, monsieur Barjavel, et par le même coup de saluer bien chaleureusement les milliers d'autres gâteux semi-grabataires qui nous écoutent tant bien que mal sous l'ensablement irréversible de leurs portugaises fripées, je pense que le moment est bien choisi pour renouveler ici mes conseils aux Vieux pour bien vieillir sans déranger les jeunes.
C'est un problème que j'ai déjà abordé dans un livre bouleversant et que j'ai également soulevé sous une autre forme ici, il y a un peu plus d'un an, mais un an, je le répète c'est loin, et tout laisse à penser que, depuis un an, le cheptel, pour employer une de ces images poétiques chères à ce siècle informatico-trouducutal, le cheptel des Vieux s'est renouvelé.
Alors qu'est-ce que vieillir?
Comme le disait si judicieusement le général de Gaulle peu de temps avant de couler : « La vieillesse est un naufrage. »
Oui, hélas, la vieillesse est un naufrage, et nous sommes tous sur le même bateau, mes frères. Et nous voguons insouciants, jusqu'au jour où le miroir nous renvoie les premiers signes avant-coureurs de la dégradation du temps, à moins que nous ne préférions les découvrir d'abord chez les autres : un jour, comme ça, par hasard, on voit Guy Béart chanter en duo avec Jeanne Moreau à la télévision, et tout à coup on se demande lequel est le grand-père de l'autre...
Vieillir... «Mourir, la belle affaire, mais vieillir! » soupirait le chanteur éclatant qui mourut jeune. Certes, il est pénible de vieillir, mais il est important de vieillir bien, c'est-à-dire sans emmerder les jeunes. C'est une simple question de bonne éducation.
Même Diogène en son temps l'avait déjà compris, qui eut le bon goût de mourir au fond d'un tonneau, dans le seul but de ne pas déranger ses enfants légitimement gérontophobes. Car la jeunesse est le levain de l'humanité. Elle a besoin de dormir dans le calme, loin des insupportables gémissements des grabataires arthritiques égocentriques qui profitent de leur oisiveté pour agoniser tambour battant, même la nuit, alors que, nous le savons, il est strictement interdit de mourir bruyamment après vingt-deux heures.
Vieux parents, vous tous qui déclinez en parasites, accrochés à vos familles, vieux oncles, vieilles tantes, si vous voulez bien vous donner la peine de respecter les simples conseils qui vont suivre, vous saurez alors comment vous éteindre sans bruit, comme un réfrigérateur qui cesse de trembloter quand on le débranche, et vos chers enfants émus pourront vous rendre ainsi l'ultime hommage posthume : « Tiens, le chat n'est plus sur Mémé ! C'est sans doute qu'elle est froide. »
Tout d'abord, pour vieillir discrètement sans gêner les jeunes, persuadez-vous une bonne fois pour toutes que les vieux, sans être à proprement parler des sous- hommes, constituent humainement et économiquement la frange la moins intéressante d'une population.
Pourquoi croyez-vous que les gouvernements ne se préoccupent de réajuster le minimum vieillesse qu'à la veille des élections ? Vous devez bien comprendre que les problèmes inhérents à vos vieux os cliquetants sont nettement moins préoccupants que, par exemple, la très douloureuse et très angoissante question de la vignette moto qui bouleversa naguère toute une partie de notre belle jeunesse bourrée d'idéal vroum-vroum. Un vieux peut vivre avec cinq cents calories. Un jeune ne peut pas vivre sans 500 Kawasaki.
Donc, chers vieux, chères vieilles, pendant que vous vous tassez doucement, profitez-en pour vous écraser mollement.
Chez vos enfants, sachez cacher habilement votre décrépitude. N'oubliez jamais que votre détresse humaine est légèrement ennuyeuse pour votre entourage. Certes, les chiffres des instituts nationaux de statistiques nous disent que le nombre de dépressions nerveuses est fort élevé chez les vieillards. Certains même, dit-on, auraient peur de mourir ! À leur âge ! Laissez-moi rire ! Un peu de décence, tout de même ! Le stress et le mal de vivre, c'est comme le jean et le disco : chez un vieux, c'est grotesque. Laissez cela aux jeunes, voyons ! Allons !
En toutes circonstances, effacez-vous, gémissez doucement, claudiquez sans à-coups, emmitouflez vos vieux os, gantez vos arthrites métacarpiennes disgracieuses, étouffez vos tristes toux matinales, minimisez vos cancers. Si votre petit-fils vous demande : « Qu'est- ce que t'as là, grand-mère ? » Ne dites pas : « C'est un cancer récidiviste qui me ressort par le genou. » Dites : « Ça, c'est la grosse bouboule sur la papatte à Mémé ! oh ! La grosse bouboule ! Aguiliguili la bouboulsulapatamémé ! » De la même façon, si vous piquez, n'embrassez pas les nouveau-nés dans leur berceau. Une simple poignée de main suffira largement. A table, broutez sobrement, sans forcer sur les protides qui sont hors de prix. Si vous êtes parkinsonien, molletonnez votre assiette pour l'insonoriser ! Mieux : mangez sur du polystyrène avec une fourchette en skaï, pour picorer les brisures de riz, c'est bien suffisant.
N'abusez pas du tilleul, qui est hors de prix, surtout sucré !
Ne soyez pas un poids mort pour vos chers enfants. Rendez-vous utile dans la maison. Pourquoi ne profiteriez-vous pas de vos insomnies pour rentrer le charbon ? Ou pour repeindre gaiement votre chambre qui sera bientôt transformée en salle de jeux quand vous ne serez plus là ? Si vous tremblez, ne faites pas la vaisselle, faites les cuivres. Branlez le caniche ! Ou encore... que sais-je... mettez au point un numéro de maracas ou de castagnettes, qui vous permettra de faire une apparition remarquée à la fin des repas de famille. Quand votre fille reçoit, déguisez-vous en bonne à tout faire et servez à table. Répondez au téléphone en imitant l'accent espagnol, ou mieux l'accent anglais.
Si vous dormez dans la chambre contiguë à celle de vos chers enfants, amusez-vous à ronfler bruyamment : c'est un exercice qui égayera vos insipides insomnies tout en permettant à vos chers enfants de faire l'amour en poussant des cris stridents sans appréhender que vous les entendiez. Les chers enfants ont leur pudeur, que diable !
Enfin, si vous n'êtes pas trop moche, offrez votre corps à la science pour éviter les frais d'enterrement. Et surtout, dès que vous sentirez venir la mort, ôtez vos dents en or. C'est une simple question de délicatesse.
Donc Barjavel est coupable, mais son avocat vous en convaincra mieux que moi.
René Barjavel: Ce romancier catho-prolifique est un peu oublié aujourd'hui. Parmi ses œuvres, on retiendra tout de même «Brigitte Bardot, amie des animaux» qui vaut son pesant de graisse de bébé phoque bien dodu.